12

 

 

 

La première journée, la mer fut calme. Le lendemain, le temps fraîchit et le Pibar commença à danser sur les vagues. Le troisième jour, de sombres nuages s’amoncelèrent à l’ouest et des éclairs sabrèrent le détroit tandis que le vent soufflait en bourrasque. Deux heures durant, le navire roula et tangua ; puis la tempête s’éloigna et le Pibar retrouva des eaux plus clémentes.

Le quatrième jour, on aperçut au loin la côte de Kachan. Reith manœuvra pour se mettre bord à bord avec une barque de pêche et Zarfo demanda au marin où se trouvait Zara. Le pêcheur, un vieil homme noueux, des anneaux d’acier aux oreilles, tendit le bras sans proférer un mot. Le Pibar reprit sa route et, au crépuscule, il entra dans l’estuaire du fleuve Ish. On apercevait les lumières de Zara qui scintillaient sur la rive occidentale, mais, comme il n’y avait aucune raison de s’y arrêter, le navire continua de remonter le fleuve en direction du sud.

Az la rose se reflétait sur l’eau. On continua d’avancer toute la nuit. Quand le jour se leva, une riche campagne s’offrit aux regards des passagers. Le long de la rive se dressaient des arbres ocre à la taille majestueuse. Peu à peu, le décor devint plus sauvage et, pendant quelque temps, le fleuve serpenta à travers un chaos de flèches d’obsidienne.

Le lendemain, on repéra des riverains : une troupe d’hommes de haute taille vêtus de capes noires. Selon Zarfo, ils appartenaient à la tribu des Niss. Immobiles, ils regardaient passer le Pibar.

— Il faut les éviter, dit le Lokhar. Ils vivent dans des trous comme des molosses de la nuit et d’aucuns affirment que les molosses de la nuit sont plus miséricordieux qu’eux !

Vers la fin de la journée, le fleuve se rétrécit ; il était à présent bordé de dunes de sable et Zarfo insista pour qu’on jetât l’ancre en eau profonde :

— Devant nous, il y a des bancs de sable et des hauts-fonds. De nuit, nous nous échouerions très certainement et les Niss nous ont suivis, il n’y a aucun doute. Ils risqueraient de nous arraisonner.

— Et ils ne nous attaqueront pas si nous restons à l’ancre ?

— Non. Ils craignent les eaux profondes et n’ont pas d’embarcations. Si nous nous amarrons, nous serons aussi en sécurité que si nous nous trouvions déjà à Smargash.

La nuit était cristalline. Az et Braz dérivaient dans le ciel de l’antique Tschaï. Les Niss allumèrent hardiment des feux sur la berge et y firent cuire leur repas. Plus tard s’élevèrent les harmonies sauvages de leurs crincrins et de leurs tambourins. Des heures durant, les voyageurs purent voir leurs silhouettes agiles emmitouflées de capes noires danser autour des brasiers. Bras ballants, les sauvages gambadaient, bondissaient, levaient et baissaient la tête, se balançaient, tourbillonnaient, tapaient du pied.

Au matin, ils avaient disparu.

Le Pibar passa les hauts-fonds sans incidents. À la fin de la journée, on parvint à un village qu’un alignement de pieux à chacun desquels était enchaîné un squelette enveloppé dans une cape pourrissante protégeait des intrusions des Niss. Zarfo déclara que l’on ne pouvait pas aller plus loin par le fleuve. Smargash se trouvait encore à quelque cinq cents kilomètres plus au sud, et, pour l’atteindre, il fallait franchir une région désertique coupée de montagnes escarpées et de ravins.

— À présent, nous allons être obligés de prendre une caravane et de suivre la vieille route de Sarsazm jusqu’à Hamil Zut au pied des plateaux de Lokhara. Ce soir, je m’informerai et essaierai de trouver la solution la plus avantageuse.

Il resta toute la nuit à terre. Le lendemain matin, quand il remonta à bord, il annonça à Reith que, à la suite de marchandages serrés, il avait échangé le Pibar contre un passage de première classe par caravane jusqu’à Hamil Zut.

Reith se livra à un bref calcul. Cinq cents kilomètres ? Deux cents sequins par personne au maximum… soit huit cents pour eux quatre. Le Pibar en valait dix mille, même à un prix de braderie. Le Terrien dévisagea Zarfo, qui lui rendit candidement son regard.

— Tu te rappelles le différend que nous avons eu à Kabasas ?

— Bien sûr ! Depuis ce jour, l’injustice de vos sous-entendus me ronge.

— Eh bien, en voici un de plus ! Quel supplément as-tu demandé – et reçu – pour le Pibar ?

Zarfo eut une grimace attristée.

— J’avais naturellement gardé cette bonne nouvelle pour la fin.

— Combien ?

— Trois mille sequins, murmura le Lokhar. Ni plus ni moins. J’estime que c’est une somme honnête ici. C’est loin d’être une fortune.

Reith ne cilla pas.

— Où est l’argent ?

— Le règlement aura lieu à terre.

— Et quand la caravane doit-elle partir ?

— Incessamment. D’ici un jour ou deux. Il y a une auberge potable où nous pourrons passer la nuit.

— Très bien. Descendons à terre et tu iras toucher l’argent.

À la grande surprise de Reith, le sac que l’aubergiste remit à Zarfo contenait exactement trois mille sequins. Le Lokhar, l’air amer, renifla et commanda un pot de bière.

Trois jours plus tard, la caravane prit la route du sud ; c’était un convoi de douze chariots motorisés dont quatre équipés de gicle-sable. La route de Sarsazm traversait un paysage impressionnant : des gorges et des gouffres profonds, le lit d’une ancienne mer à sec, de hautes montagnes se silhouettant au loin, de bruissantes forêts de pourpriers et de noires fougères. On apercevait parfois des Niss mais ils restaient à distance. Au soir du troisième jour, la caravane toucha Hamil Zut, sinistre petite agglomération comportant une centaine de gourbis de boue séchée et une douzaine de tavernes.

Le lendemain matin, Zarfo loua des bêtes de trait, du matériel, deux guides et les voyageurs s’engagèrent sur la piste qui montait à l’assaut des plateaux de Lokhara. Il avertit ses compagnons :

— Nous allons traverser une région sauvage. Il se peut que nous rencontrions des bêtes dangereuses. Aussi, gardez vos armes prêtes.

La piste était abrupte et le terrain vraiment sauvage. À plusieurs reprises, on vit des karyans qui se glissaient entre les rochers, parfois debout sur deux pattes, parfois courant sur leurs six pattes. À un moment donné, le groupe se trouva en face d’un reptile à tête de tigre occupé à dévorer une carcasse et qui les laissa passer tranquillement.

Trois jours après avoir quitté Hamil Zut, les voyageurs pénétrèrent en pays lokhara, une grande plaine montagneuse et, au milieu de l’après-midi, ils aperçurent au loin Smargash.

Zarfo se tourna vers Reith :

— J’ai l’impression, et ce doit être aussi la vôtre, que nous nous sommes lancés dans une entreprise extrêmement délicate.

— C’est bien mon opinion.

— Les gens d’ici ne sont pas sans avoir quelques affinités avec les Wankh et il est facile à un étranger d’avoir la langue trop longue.

— Alors ?

— Je pense qu’il serait préférable que je me charge moi-même de choisir notre personnel.

— C’est entendu. Mais, en ce qui concerne les questions financières, tu me laisseras m’en occuper.

— Comme vous voudrez, grommela Zarfo.

C’était un pays opulent et bien irrigué, peuplé de paysans. Comme Zarfo, les hommes avaient la peau teinte en noir ou portaient des tatouages, et leurs cheveux étaient blancs. En revanche, les femmes avaient un épiderme d’une blancheur de craie et leur chevelure était sombre. La toison des enfants était blanche ou noire selon leur sexe mais leur peau avait uniformément la teinte de la poussière dans laquelle ils jouaient.

Une route, ombragée par d’antiques et majestueux pourpriers, suivait la rive, bordée de petites maisonnettes nichées au milieu de la végétation. Zarfo exhala un profond soupir.

— Voilà l’émigré qui rentre chez lui ! Mais où sont mes richesses ? Comment pourrai-je acheter une maison au bord du fleuve ? La pauvreté m’a contraint à d’étranges détours. Elle m’a obligé à m’associer avec un fanatique au cœur de pierre qui prend plaisir à frustrer de ses espoirs un vieil homme qui ne veut de mal à personne !

Reith ne prêta pas attention aux jérémiades de son compagnon et, bientôt, ils arrivèrent à Smargash.

Le Wankh
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